Il avait deux mois, elle avait cinq ans. Ils étaient enfants, ils étaient aimés par ceux qui leur avaient donné la vie. Ils étaient purs, ils avaient la clarté de ceux dont l'âme n'a pas encore été souillée. Ils n'avaient rien fait à personne. Mais la vie n'est pas juste, et la leur, la sienne, n'était pas destinée à l'être. Leurs parents sont morts dans un accident, et ils ont été confiés à leur tante, sœur de leur père, qu'ils n'avaient encore jamais vue. Confiés à elle et à son époux, pour le meilleur. Ou pour le pire.Quatre ans.
« Bénis, Seigneur, le pain que nous mangeons. »
Ils ont les mains jointes, tous les quatre. Il a les yeux fermés et il attend la fin, comme il est censé le faire.
« Bénis, Seigneur, cette maison. »
Il n'aurait jamais osé interrompre la prière. Plus par peur que par respect, parce que les deux adultes sont terrifiants quand il est question de la foi. Parce que si ses parents étaient athée, son oncle et sa tante étaient ce qu'on pouvait appeler des fervents croyants. Jusqu'à l'extrémisme.
« Bénis, Seigneur, ceux que nous aimons. »
Il avait toujours trouvé étrange le fait de bénir uniquement ceux qu'ils aimaient. Pourquoi cette précision ? N'étaient-ils pas censés aimer tout le monde ? Il avait quatre ans, il ne comprenait pas, mais il appliquait ce qu'on lui disait. Même si il n'y voyait pas de logique.
Treize ans.
La vie s'est enchaînée avec eux, dans la rigueur et la foi la plus totale. Ils ne leur montraient aucun amour, ils faisaient juste leur devoir. Mais Raphaël s'en moquait, parce qu'il avait sa sœur. Parce qu'il avait Rachel. Il ne savait même pas si c'était leurs prénoms de naissance. Des prénoms d'anges chez des croyants, la coïncidence était presque trop belle. Mais là n'était pas l'important, c'est pas le prénom qui fait la personne. Sa sœur était son modèle, sa confidente, sa principale source de joie et de plaisanterie quand ils étaient chez eux. La seule, en fait, vu qu'ils n'avaient même pas eu le droit d'avoir un animal de compagnie. Elle fut aussi celle qui le sauva d'une vie enfermée pour faire pénitence. Je vais trop vite, peut-être ? Pardon, je reprends.
Rien n'aurait pu différencier ce jour-là d'un autre. Du moins jusqu'en fin d'après-midi. Un conflit entre Raphaël et sa tante -enfin, sa mère adoptive- un conflit violent qui le fait s'enflammer. Littéralement. Juste avant qu'il ne s'évanouisse, parce que voir son corps être entouré de flammes sans en être brûlé, il y a de quoi choquer n'importe qui. Enfin, n'importe qui n'ayant pas connaissance de la magie et du surnaturel, ce qui bien sûr était son cas. Quand il se réveille, il est enfermé dans sa chambre, entouré par des crucifix, et passablement terrorisé. Personne ne lui parle, le surnombre de croix est glauque et il vient de … de
créer des flammes. Pour un peu, il fondrait en larmes. Il lui faut attendre le soir pour que la voix de sa tante s'élève de derrière la porte, lui annonçant qu'il est possédé par Satan et qu'ils ont appelé un exorciste pour le lendemain. Quelqu'un de normal aurait bien vu qu'il était paniqué, quelqu'un de normal l'aurait réconforté et aurait essayé de comprendre avec lui. Mais ce n'était pas franchement le genre de la maison.
Il est tiré de son angoisse et de ses questions en plein milieu de la nuit, par une clé qui tourne dans la serrure. Il regarde la porte s’entrebâiller d'un air terrifié … quand pointe la tête brune de sa sœur. Elle lui fait signe de se taire, le prend par la main et l'emmène derrière elle. Ils sortent de la maison et lui n'ose toujours pas parler. Elle sort des clés de sa poche d'un air malicieux et ouvre la voiture de la famille.
« Grouille toi de monter, on se casse d'ici. »
Il la regarde d'un air bizarre mais s'exécute. Il est tard, et il y a déjà eu beaucoup trop de chamboulement dans sa journée pour qu'il réfléchisse à ce qu'elle est en train de faire. Elle se met au volant, et voyant son air perdu, elle s'explique tout en démarrant.
« J'ai 18ans, je suis majeure et je suis assez grande pour avoir conscience que si on était restés là bas, ils t'auraient jamais laissé sortir ou t'auraient traumatisé. Je sais conduire une voiture, j'ai piqué l'intégralité de leurs portes-monnaies, j'ai une de leurs cartes bleues. On va prendre du fric -je sais, c'est du vol- et on va partir aux États-Unis, ils nous chercheront pas là bas. Je connais quelqu'un qui sait faire des faux papiers, on ira le voir avant. Il peut aussi nous filer de l'argent en échange de la voiture, puis la liquider dans une espèce de marché noir. Des questions ? »
Comment avait-elle fait pour préparer tout ça en si peu de temps aurait sûrement été la bonne question à poser. Au lieu de quoi, il balbutie un maigre « Pourquoi tu fais ça ? ». Elle lui sourit.
« T'es mon frère, et je t'aime. Et puis j'ai toujours rêvé d'aller aux states. »
Quinze ans.
Ils ont fait ce qu'elle a dit. Nouveau pays, ils ont débarqué à Weird Falls. La ville était paumée, selon Rachel. Enfin, Hazaëlle, vu qu'ils avaient choisi des nouvelles identités. Hazaëlle et Lucifer Blackburn. Ça les avait fait rire de choisir des prénoms de démons alors qu'ils étaient des anges. Après tout, ils fuyaient le « paradis » on pouvait trouver une logique. Ils étaient heureux, beaucoup plus heureux dans leur appart pourri que dans la maison d'avant. Sa sœur avait un job, lui testait ses pouvoirs -sauf les feu, jamais le feu-, sortait avec des filles. Plus ou moins longtemps.
« Elle t'a largué, t'es pas censé être triste ? »
Haussement d'épaule.
« Ça fait quoi, la deuxième ce mois-ci ? »
Hochement de tête.
« Arrête de sortir avec des filles Lulu. T'es incapable de les aimer. Jserais toi, je commencerais à me poser des questions sur ma sexualité. »
Elle le scrute de son regard inquisiteur, mais lui ne la regarde pas. Il sait très bien ce qu'elle insinue, il le comprend, mais il ne veut pas y réfléchir. Parce qu'on lui a appris que ce n'était pas normal. Et qu'il a beau lentement se défaire de ce qu'on lui a répété, il a beau commencer à l'oublier parce qu'il est heureux et peut se le permettre, il n'est pas encore à ce stade là de son évolution. Voyant qu'elle n'obtiendra pas de réponse ou de réaction, elle soupire. Il faut dire que ce n'est pas la première fois qu'elle glisse ce genre de remarques, elle est habituée à l'absence de commentaires. Elle lui ébouriffe les cheveux.
« Allez, j'y vais moi. »
Il lui sourit et agite la main sans bouger du canapé dans lequel il est vautré. Ces deux ans de bonheur commence à lui faire tirer un trait sur les treize années précédentes.
Pourvu que ça dure.Quinze ans, deux mois, onze jours.
Pourquoi il y a cru ? Pourquoi ? Il aurait dû savoir que ça marche jamais comme c'est censé le faire. Il aurait dû savoir. Ils avaient raison. Il est un montre, il est enfant de Satan. Il ne devrait pas pouvoir influencer les éléments, il ne devrait pas être ce qu'il est. Elle est morte. Elle est morte et c'est sa faute. Il avait insisté, il l'avait envoyée lui chercher quelque chose, quelque chose de débile sûrement, il ne se souvient plus. Et elle s'est faite percuter par une voiture. Il aurait du être à sa place, mais non. Le gamin égoïste qu'il était avait préféré envoyer sa sœur parce qu'il avait la flemme de se bouger. Quand il l'a appris, tout s'est brisé. Ce qu'ils avaient construits, le peu de bonheur qu'ils avaient eu. Et là à commencé sa descente aux Enfers.
Automutilation, d'abord. Faire couler le sang, son sang, le sang du démon hors de son corps lui faisait mal, mais il le méritait. Il avait tué sa sœur. Il faisait de la magie. Il était mauvais. Il était trop faible pour tirer un trait définitif sur sa vie et s'entailler les veines un peu trop profond, alors il a sombré encore un peu plus bas. Il a touché aux drogues. Légères, d'abord. Fortes, après. Injections, héroïne, cocaïne. Il n'y a qu'avec ça qu'il peut oublier, oublier ce qu'il
lui a fait, au moins un peu. Qu'avec ça qu'il se sent bien.
Au moins un peu.