Weird Falls, 2006. Le sang éclaboussait le linoléum habituellement impeccable de la cuisine. Ses petits pieds tapotaient le sol, incertains, le pas lent. Des traces de griffe mouchetées de cramoisie couvraient les murs. Les chaises, renversés parmi les éclats de verre, offraient un tableau désolant. La petite tête brune, tremblotante, cherchait un repère familier, une présence rassurante, sans succès. Ses lèvres se séparèrent, et un mince filet de voix s'en échappa, aussi doux qu'un murmure enfantin. «
Maman ? Papa ? » Soudain, la porte d'entrée s'ouvrit. La fillette eut peur. Le rythme de son pauvre cœur s'accéléra. L'inconnu courut jusqu'à sa position, mais elle était si effrayée qu'elle ne bougea pas. De sa vision embrouillée, elle reconnut néanmoins la stature du jeune homme qui se tenait maintenant devant elle, bouche-bée, une expression d'horreur sur le visage. Lentement, le regard toujours fixé sur la scène, il s'accroupit. Le frêle corps se blottit contre lui ; il la serra dans ses bras, le souffle court, à bout de mot pour rassurer sa nièce. Celle-ci sentait maintenant les larmes couler sur ses joues, son visage enfoui dans la veste de son oncle. «
Chut. Je suis là. » Il n'en revenait pas. Non, c'était un cauchemar. Les deux allaient s'éveiller bientôt. Mais si ce n'était qu'un rêve, pourquoi tout lui semblait si réel ? Pourquoi ces petits doigts qui s’agrippait désespérément à ses vêtements lui faisaient mal ? Pourquoi les sanglots lui parvenaient si nettement ? Il en avait la nausée. L'odeur de fer se mélangeait au parfum floral de l'enfant, produisant des effluves écœurantes qu'il se forçait à ignorer. Il ne pouvait s'empêcher de chercher les corps. Mais ils n'étaient pas là. Avaient-ils été réduits en bouillis ou avaient-ils disparus ? La détresse compressa sa poitrine. Il serra plus fort contre lui l'être qui avait été comme une sœur cadette, et qui dorénavant, était la dernière à lui tenir compagnie. Il ne pouvait s'empêcher de ressasser amèrement ces mots, qu'il se refusait de croire. «
Je suis là. »
You pay with your life
The duller the knife, the longer it takes
La dispute lui parvenait de façon diffuse à travers l'épaisse vitre. Elle voyait les formes de son oncle se lever et se redresser devant l'autre homme en complet, mais elle n'arrivait pas à saisir leurs mots. Tout s'entrechoquait, se perdait. Elle n'y prêtait guère attention. Toutes ses pensées s'échappaient vers ses parents, les visions d'horreur qu'elle avait subie, la douleur qu'elle ressentait encore... Finalement, l'inconnu glissa une feuille vers le jeune, qui signa d'un geste sec mais triomphant. Il sortit de la pièce en claquant presque la porte derrière lui. Il chercha du regard sa nièce, puis, la trouvant sagement assise sur la chaise où il l'avait laissé dans la salle d'attendre, il s'approcha. Pour être à sa hauteur, il se pencha et lui offrit un sourire doux et compatissant. «
Écoute, je sais que c'est dur pour toi mais... » Il hésita, choisissant ses mots avec soin. Malgré son jeune âge, la fillette trouvait qu'il ressemblait à son père. «
Je vais m'occuper de toi, maintenant. Je te promets de toujours te protéger comme l'ont fait tes parents. » Elle ne savait pas s'il pouvait tenir cette promesse. Mais à ce moment, elle avait tellement besoin de quelque chose à quoi se raccrocher. Et son option se trouvait là, juste devant elle. Oh ! Il était si jeune... La vingtaine, à peine. Le frère cadet de sa mère. Elle lui faisait confiance, tellement confiance.
But now it's your turn
The ashes will burn, and wither away
Rome, 2010. La jeune fille sautilla sur les pavés anciens. Elle se demandait combien d'autres citoyens avaient auparavant marché sur cette même rue. Des milliers, des millions, des milliards... Elle peinait à se le représenter. Si jeune qu'elle était, son intelligence avait particulièrement été stimulée par son oncle, qui l'emmenait aux quatre coins du monde. Elle ne pouvait pas dire qu'elle détestait cela. Ça l'aidait à se concentrer ailleurs que sur ses parents, qu'elle oubliait de toute façon peu à peu. «
Hé, ne t'éloignes pas trop. » lui lança son oncle en la rattrapant, un sourire sur ses lèvres. Il semblait sur le point de rire. Comme presque toujours. Elle l'avait rarement vu émotionnellement négatif, et honnêtement ça lui convenait. La seule fois où elle l'avait vu réellement en colère, c'était au téléphone. Bien sûr, ce n'était pas après elle ; mais la froideur dans sa voix, ça l'avait effrayé. Pourtant, il n'avait jamais dirigé une quelconque méchanceté vers elle, et cela la rassurait plus que tout. À vrai dire, il agissait comme un grand frère et prenait soin d'elle. C'était difficile de toujours vivre un peu comme une nomade, se retrouver toujours dans des pays différents, des cultures différentes... Mais elle apprenait vite et elle trouvait toujours un moyen de reprendre ses études avec l'unique membre de sa famille qui lui restait. «
C'est ici. » Elle stoppa et leva la tête pour admirer le bâtiment devant lequel ils s'étaient arrêtés. «
C'est là-dedans qu'il vit, le vampire ? » Elle avait dit ça avec tout le naturel dont elle était capable. Elle avait dorénavant l'habitude d'entendre son oncle mentionner ces créatures. Elle ne se posait plus la question de leur existence. Ah, la naïveté des enfants... Ils croient toujours aveuglément en ceux qu'ils aiment. Il avait un peu hésité avant d'en parler à la petite. Il avait décidé que c'était mieux qu'elle connaisse le monde tel qu'il était, surtout qu'il s'apprêtait à la trimbaler un peu partout avec lui. «
Oui. Et nous allons lui faire une petite causette. » Il adressa un clin d’œil à la demoiselle puis frappa la porte avec le heurtoir. «
Agis avec lui normalement, d'accord ? On est ici pour l'étudier, pas pour lui faire peur. »
Leaving your bones out on the stones, picking them clean
And carving the truth
Paris, 2012. Les éclats de vitrail parsemèrent le sol de de la pièce. La jeune fille figea, effrayée, les souvenirs en ébullition. Cette scène lui était familière. Beaucoup trop familière. Elle recula jusqu'à sentir le mur lui frapper le dos, tandis que la créature s'avançait, les crocs découverts, un grognement sourd s'échappant de sa gorge. Ses griffes raclaient le marbre, dangereuses. Elle ne les quittait pas des yeux, guettant le moindre mouvement de la bête, se rappelant tous les conseils de son oncle.
N'importe quoi autour de toi peut te servir d'arme. Le porte manteau... Non, un pieu, c'est pour les vampires. Son cerveau analysait l'environnement à une vitesse ahurissante. Sa vie s'accrochait fermement à son corps, qui saignait.
Zut, les morceaux de fenêtre m'ont touchés. L'adrénaline lui montait à la tête, coupait presque entièrement la douleur. Garder son sang froid, garder son sang froid... La créature se jeta alors dans un hurlement terrifiant. La fille l'évita, tomba par terre sur les bouts coupants. Le loup se frappa contre le mur en gémissant, puis reculant. «
Écoutez... Monsieur... Vincent... » commença-t-elle d'une voix tremblante en français, prenant tout son courage. «
Le loup vous possède. Contrôlez-vous... Ou vous perdrez la tête. » Le silence tomba sur la pièce, seulement coupé par la respiration sifflante de la créature. Elle s'était immobilisée, l'air perdu. Elle finit par s'approcher de la demoiselle d'un pas maladroit. Son haleine fétide lui souffla au visage. Vincent gronda de sa voix basse et animale. La victime s'empara d'un morceau d'un verre et frappa aveuglément au visage la bête, avant de rouler sur le côté.
Le monstre hurla et recula en secouant sa tête. Le bout de verre était figé dans son œil gauche, d'où s'écoulait l'épais sang chaud. Il renversa au passage le mobilier, fracassant les vases et faisant tomber les tableaux des murs. Au moment où il réussissait à arracher l'éclat de son visage, la porte s'ouvrit en claquant sèchement. Des hommes bondirent sur le loup et le plaquèrent contre le sol. En fureur, l'animal se débattit et mordit dans le vide. Une main se déposa sur le bras de la pré-adolescente. Elle aperçut son oncle, penchée sur elle, une expression de pure inquiétude peint sur le visage. «
Bon sang. » souffla-t-il en comptant les dégâts et les blessures. «
Je ne te laisse plus jamais seule. »
Son salut, elle le devait à son oncle et à ses chasseurs. Mais ils venaient aussi techniquement de provoquer sa perte.
Ce ne sont pas que des histoires, des contes où l'on s'en sort indemne. Les paroles se répétaient sans relâche dans son esprit encore embrumé par l'action. C'est à ce moment que quelque chose en elle s'est réveillé. L'instinct de survie. L'instinct de danger. Elle ne voyait plus le monde surnaturel de la même façon.
The gears forever turn to grind the mice
Is this obsession behind your eyes?
Roumanie, 2014. «
Prends ça molo. » Il lui semblait qu'il avait plus de cicatrices, maintenant. Et qu'il avait gagné en sagesse. Maintenant, quand elle l'accompagnait sur le terrain, elle le surprenait toujours à lui jeter des coups d'œil prudent. Les années l'avaient renforcée à sa manière, tout comme elles avaient abîmées son oncle. Même si elle avait maturé et qu'elle avait grandit. La peur de sa perte le hantait probablement de plus en plus. «
J'aime pas cette grotte. » Elle était sombre, trop sombre et surtout trop étroite. Elle laissait à peine passer son oncle, qui faisait certes une ou deux têtes de plus qu'elle, mais côté largeur, un homme passait juste. Elle craignait l'instant où cela ne deviendrait qu'une mince fente et qu'ils devaient se glisser comme des crabes... Elle s'arrêta net. «
Reste là. Je reviens le plus vite possible. » Elle déglutit et attendit un instant. La forme familière de son tuteur réapparut après quelques minutes. «
C'est bon, on dégage. » Ils descendirent côte à côte la pente sous la lumière grise du ciel nuageux.
«
Quinn. » dit soudainement l'homme. «
Je crois qu'on a fait nos temps en Europe. Qu'est-ce que tu dirais d'une pause... De retourner en Amérique ? » L'Amérique... Elle n'en gardait qu'un vague souvenir, dont la tragédie qui avait mis fin à la vie de ses parents. Elle se doutait que c'était un moyen de s'éloigner des potentiels ennemis qu'ils s'étaient créés ici. Et qu'il n'y aurait pas de
pause à proprement parler. Que ce n'était qu'une excuse de son oncle pour retourner dans sa ville natale, affronter les souvenirs et continuer ses affaires en sécurité. «
Hm... Ok. » Nostalgique, elle se retourna vers la montagne. «
Bon bah j'imagine que c'est un au revoir pour Dracula. »
But now it's your turn
The ashes will burn, and wither away
Weird Falls, 2016. L'adolescente resserra son emprise sur le volant en bâillant. La route sinuait à l'avant du véhicule, l'aspect interminable. Cela faisait des heures qu'il roulait, et fière d'avoir acquis son permis dernièrement, Quinn avait insisté pour conduire. Elle adorait ça, sauf quand l'asphalte présentait un aspect misérablement ennuyant. À côté, son oncle dormait, la tête à moitié effondré sur le siège du véhicule. Il avait passé près d'un an à errer dans le pays, récoltant quelques affaires par-ci, par-là. Pour refaire une entrée en scène marqué, l'homme était doué. Une chance que la demoiselle ne se faisait pas trop d'idée.
Pour être franche, cela lui importait peu. Rien ne lui importait, à vrai dire, à ce moment-là, sinon qu'il prenait la direction de là où tout avait commencé pour les deux.
Weird Falls. Une ville étrange pour un nom étrange. Allait-elle se sentir chez elle ? Était-ce sa dernière destination ?
«
L'avenir n'est qu'incertitude. Mais, hey, tu sais quoi ? J'aime ça. Ça me rappelle nos aventures dans le monde. »